Quel est le point commun entre l'actrice Jodie Foster,
l'architecte Ricardo Bofill, la dessinatrice Marjane Satrapi
et l'écrivain George Steiner ? Tous sont (comme l'auteur de
ces lignes, d'ailleurs) d'anciens élèves de lycées français à
l'étranger. La France possède un réseau de 410 établissements
dans 128 pays, et scolarise 236 000 élèves, en majorité
étrangers. Nadine Vasseur est allée à la rencontre de ces
francophones de tous horizons, et en a sorti un précieux livre
de témoignages, décousu mais instructif : La Leçon de
français.
Les interviewés - une quarantaine - racontent chacun à sa
manière, et avec ses mots, en quoi le fait d'avoir été
scolarisé dans cet univers cosmopolite a changé pour toujours
leur façon d'être. « Nous avons appris à parler français mais
aussi à penser français, raconte le Tunisien Samy Mabrouk,
homme d'affaires et fils de feu Hédi Mabrouk, ancien ministre
des Affaires étrangères de Habib Bourguiba. Cette fameuse
pensée cartésienne qui vous apprend à construire un
raisonnement, à analyser un discours. Ce que m'a appris la
culture française, c'est à vouloir chercher et comprendre, en
permanence, la vérité, la légitimité de toute chose. À ne pas
se contenter de la soupe que l'on nous sert. On n'est pas tout
à fait le même quand on a lu Voltaire et quand on ne l'a pas
lu. »
Espaces d'apprentissage de la tolérance, de la laïcité et
de la mixité, les lycées français sont un formidable outil
d'ouverture sur le monde et la culture universelle. Mais ils
ressemblent parfois à des ghettos dorés et coupés de leur
environnement naturel. « La seule ouverture que nous avions
sur la société algérienne, se souvient la romancière Maïssa
Bey, c'étaient les cours de langue arabe. Et encore. Ils
étaient plutôt déconsidérés... »
L'inscription des élèves au lycée français relève souvent
d'un choix élitiste de parents eux-mêmes francophones et
francophiles. « Parler français était un signe de distinction
dans l'Egypte des années 1930, se souvient Boutros
Boutros-Ghali. Mais le lycée d'Héliopolis constituait un vrai
melting-pot national, religieux et social. On y trouvait des
collégiens arméniens, des juifs, des musulmans, des chrétiens,
des Français, des Grecs, toute une diversité de cultures
reflétant la société égyptienne d'alors. »
Est-ce toujours le cas ? Les établissements français à
l'étranger sont-ils encore les creusets de l'altérité ? Plus
vraiment, ou en tout cas moins qu'avant. À la fois parce que
les sociétés modernes, arabes notamment, ont perdu en
diversité - la décolonisation et le conflit israélo-arabe sont
passés par là. Et parce que la France, peut-être dépassée par
l'engouement provoqué par ses écoles à l'étranger, a
considérablement augmenté les frais de scolarité, jadis
symboliques, pour sélectionner les candidats.
À Tunis, par ricochet, c'est un peu de l'esprit si
caractéristique de « la mission » qui s'en est allé. « Les
écoles de la mission culturelle française se sont transformées
en boîtes à baccalauréat, et ne s'adressent plus qu'aux
familles aisées, regrette Samy Mabrouk. Il y a trente ans, le
lycée Carnot était pour ainsi dire gratuit et on y trouvait
aussi bien les enfants du boucher, du chauffeur de taxi ou de
l'épicier que ceux du ministre ou de l'ambassadeur. On y
inscrivait sa progéniture par choix, pour manifester son
attachement à la double culture franco-tunisienne et au
bilinguisme. »
On sent poindre, en filigrane de beaucoup des témoignages
rassemblés par Nadine Vasseur, une lancinante nostalgie, celle
du temps où le français était roi, et jouissait, comme langue
des arts et de la diplomatie, d'un prestige inégalable. Une
nostalgie mais aussi une colère rentrée. Car la France donne
souvent l'impression d'avoir « abandonné » la cause : « La
force de la Francophonie se trouve notamment dans le monde
arabe, cela aurait valu la peine de la développer, pour faire
contrepoids à l'uniformisation américaine. Mais peu de
Français s'intéressent à la Francophonie. C'est dommage. Il
n'y a que les Égyptiens comme moi, ou les Canadiens et les
Africains pour s'en préoccuper encore », estime Boutros
Boutros-Ghali. L'homme sait de quoi il parle : il a été, cinq
années durant, secrétaire général de l'Organisation
internationale de la Francophonie...